Natacha s’occupe des neuf chevaux du grand cirque de Kyiv. Pendant qu’elle distribue
ration de foin et portion de carottes, je lui ai demandé si elle avait une préférence ?
Timide, la soixantaine, visage marqué, elle a souri en
regardant le sol.
Elle était gênée de devoir me répondre
– Non elle les aimait tous, ils sont attachants et en même
temps si différents… Ne pas avouer qu’elle préfère
« Chips » je la crois, mais je devine un lien très fort avec
Oscar magnifique robe noire très taquin il vient sans
cesse coller ses naseaux contre mon portable qui le filme.
Je veux que Natacha m’accorde un peu de son temps en
répondant à quelques questions.
Pourquoi est-elle restée à Kyiv ? A-t-elle des proches
pour qui elle a peur ? Des enfants ? De vieux parents ?
Que veut-elle me dire de cette situation ?
Je lui montre une place sur le rebord du cercle matelassé
qui borne la scène. Elle refuse.
Je ne comprends pas bien, je vois qu’elle se rebiffe, je
baisse ma caméra et j’écoute Dana qui vient de me
traduire : « Elle ne veut pas être assise de dos à la scène. »
Comme ça ? Je mime la place le mieux pour la filmer, elle
fait non de la tête. Déterminée. Elle ne veut pas.
Dana m’explique « ça ne se fait pas ! Ça porterait
malheur… aucun artiste du cirque n’accepterait… »
On ne doit jamais tourner le dos à la scène.
Je m’installe à califourchon, elle me sourit avec
reconnaissance.
Je tourne, j’écoute sans comprendre.
Je partage sa détresse. Elle arrête de parler.
Je la remercie infiniment… elle se sauve à reculons, se
glisse entre les grands rideaux pourpres et disparaît.
Je me demande si nous ne tournons pas délibérément
le dos à la scène sanglante qui se joue devant nous en
Ukraine ?
Cela devrait nous porter malheur….
Cela doit.
Romain Goupil